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Journée d'étude

Dans les règles de l'art ?

Norme et jeu dans la production artistique

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Centre d’Histoire des Philosophies Modernes de la Sorbonne (ER1451)

Organisation : Thibault Barrier, Daniel Dauvois

9h : Ouverture
9h15-10h15 : THOMAS PAVEL (U. Chicago), « Règles de la tragédie classique et coutumes artistiques »
10h15-11h : DANIEL DAUVOIS (Lakanal), « La couleur et le costume »

- pause -

11h15-12h00 : FREDERIC LELONG (U. Paris 1), « La civilité entre règles et normes »
12h00-12h45 : DANIEL DUMOUCHEL (U. Montreal), « La règle ou la norme du goût chez Hume »

Pause déjeuner

14h30-15h15 : MATTHIAS GAULT (U. Lille ), « De l’improvisation en jazz »
15h15-16h00 : PIERRE DERNONCOURT (U. Paris 1), « Grammaire cinématographique et thèse militante »

- pause -

16h15-17h00 : DAVID LAPOUJADE (U. Paris 1), « La méthode romanesque chez Henry James »

 

Informations et inscription : philo-recherche@univ-paris1.fr

 

Argumentaire

Cette journée d’étude vise à tenter de mieux définir, à l’endroit des œuvres d’art, les différences et les relations, éventuellement les continuités entre règles et normes. Entre elles règne, dans l’art, une certaine confusion (1)  à laquelle il convient de substituer une architecture de difficultés. Posons que pour chaque occurrence, des règles soient constitutives de l’art : leur détention exprime alors son essence technique, ou bien leur application, faisant d’un art ce qu’il doit être, l’installe dans son identité. L’origine de l’art, l’enfance de l’art, les règles de l’art, tout cela revient à tracer des comportements corrects et droits en suivant la bonne, la juste règle. S’ensuit la question : faudrait-il plus et davantage afin de définir un art, et pourquoi donc, si se trouve ainsi donnée une essence technique des arts ? Se dessine aussi bien la région de premières obscurités : qu’est-ce au juste qu’appliquer une règle ou y obéir, ou encore développer un savoir-faire ? Le tiret entre savoir et faire ne masque-t-il point un lieu de relative confusion où il faudrait mieux rechercher ce qui se passe, ce qu’est une application quand il s’agit de règle, ce qu’est l’éventuelle puissance causale de la règle ou bien la performance d’une très juste obéissance à son endroit. Que faire ainsi, au théâtre, avec la règle des trois unités ? Pourquoi passe-t-on de représentations picturales réglées par l’unité de sujet, chez un Félibien, à des tableaux composés suivant la règle de l’unité d’objet, chez un Roger de Piles ? Que signifient les changements de règles, si d’aventure ils sont de droit ? Et en anticipant un tout petit peu sur la suite : la puissance des règles est-elle de même forme que la puissance des normes ; joue-t-elle de la même manière ?

    Posons encore que les normes soient transcendantes, là où les règles sont immanentes : celles-là affecteront les arts du dehors, ainsi une norme cognitive importera-t-elle des traits ou des valeurs relevant du savoir pur dans la région du faire et du savoir-faire ; une norme sociale, comme le beau ou la bienséance, dictera  ou orientera les manières artistiques à partir d’un site idéal, de convention ou de communauté. Remarquons en principe et en rigidifiant les corps de signification, qu’une norme permet de mesurer ce qui est sur ce qui doit être, alors qu’une règle détermine ce qui se produit ; celle-ci guide une construction lorsque la norme mesure le construit. En effet une règle guide une construction, ou la production d’une œuvre, comme la regula solide et assez parfaitement rectiligne permet de tracer une droite bien droite, en appliquant le trait sous sa direction. D’où il s’ensuit que suivre une règle, ce n’est pas bien sûr appliquer un savoir sur un faire ni transmuter une représentation en une opération, mais plutôt mettre en usage ou en œuvre : tout le sens de la règle est dans son utilisation ou son usage. Lorsque la règle est en fer ou en bois, suivre la règle ce n’est alors rien d’autre que de tracer une droite ; mais lorsque la règle relèvera de la perspective aérienne, que pourra signifier le fait de la suivre et de se laisser guider par elle ? Les règles, en tant qu’elles se différencient des normes, vont ainsi poser la question du comment de la causalité qu’elles exercent et des déterminations qu’elles permettent d’incarner dans une œuvre. Par différence, une norme ne devra pas être conçue comme un principe de détermination, et plutôt comme un instrument de la mesure de ce qui est donné. Comme on sait, norma, c’est en latin l’équerre, en tant que cet outil géométrique éprouve la rectitude d’un mur, d’un contour, d’une élévation. Vitruve l’a énoncé, au livre IX (2) de son De architectura :

Ainsi Pythagore a inventé la manière de tracer un angle droit sans avoir besoin de l’équerre (normam) dont les artisans se servent, et nous tenons de lui la raison et la méthode que nous avons de fabriquer avec justesse et certitude cette équerre que les ouvriers ont bien de la peine à fabriquer de manière qu’elle ne soit point fausse. La méthode est de prendre trois règles (regulae) dont l’une soit de trois pieds, l’autre de quatre et l’autre de cinq. Car étant jointes par les extrémités, elles composeront un triangle, qui sera une équerre juste (normam emendatam).

    9 + 16 = 25 : l’application du théorème de Pythagore enveloppe qu’un triangle de côtés égaux respectivement à 3, 4 et 5, est un triangle rectangle, et aussi bien une norme, composée de trois règles :

Or cette invention qui est utile à beaucoup de choses, mais principalement pour mesurer…(3)

    Une norme mesure donc les angles des édifices à partir de l’application/incarnation du théorème de Pythagore. Elle se fabrique à volonté mais ne fabrique pas les œuvres dont elle contrôle la rectitude angulaire. C’est un instrument de mesure et non de production. Il estime et ne détermine pas. Ce qui inclinerait à penser que la norme n’exerce pas de causalité, elle se confronte, comme idéal incarné, aux œuvres qu’elle fait estimer. S’il en est ainsi, on conçoit assez mal ce que peut bien être la normativité, laquelle paraît insinuer une certaine puissance. Si la règle, en s’appliquant, interroge le comment de sa causalité, la norme pourrait bien, quant à elle, poser immédiatement la question du fait-même de son incidence causale : le normatif réside-t-il seulement dans l’écart mesuré de l’œuvre sur la norme, ou bien forme-t-il un appel, une incitation à l’exercice d’une puissance apte à combler cet écart ? Et d’où viendra cette inchoative puissance causale ?

    Revenons vers l’art, sur lequel on recherchera d’appliquer la distinction exagérée entre règle et norme que nous venons d’esquisser : les règles constituent les principes ou les facteurs de production des œuvres, et leur application fait l’essence même des œuvres d’art. Application détermine en l’occurrence un champ de réflexion, à propos de ce que peut signifier l’obéissance à la règle, ou la détermination par la règle, ou le fait de suivre la règle, ou encore la force de la règle (4). Et qu’arrive-t-il lorsque les règles ne s’appliquent pas ou plus ? S’agit-il alors de non-art, ou bien de liberté de la touche, d’une intervention du génie ou encore d’improvisation, à moins que ne s’inaugure un autre régime de l’art ? Si l’art est dans les règles, comment penser les changements qui les affectent, par quel type d’histoire ou comme une mort ou une apocalypse moins définie que continuée ?  Cependant si arts veut dire règles, les arts sembleraient se passer de normes, ce vers quoi pourrait incliner peut-être toute doctrine (?) de l’art pour l’art, ou bien toute revendication d’un humble, très méticuleusement ouvragé et patient artisanat, comme par exemple Valéry conçoit le métier de poète. Il est peut-être concevable que les arts soient sans normes et seulement ordonnés à des règles dont l’économie fait toute leur essence ; à moins qu’il ne s’agisse-là d’une simple tentation très puriste.

    Il vient par le biais une conséquence de ces interrogations : si normes il doit y avoir parmi l’activité artistique, en sus des règles, elles n’iront pas de soi à la façon spontanément émergente ou sui generis du sacré durkheimien ; elles vont avoir besoin des raisons simples ou plurielles, non seulement de leur puissance mais déjà de leur effectivité. Les conventions se donnent toujours pour davantage fondées qu’elles ne semblent. La relative et variable nécessité doit alors prévaloir sur cet état de simple convention, nécessité qu’il s’agit de recomposer en chaque œuvre, en articulant les normes de l’appréhension des objets et les normes de la réception subjective. La chose s’exprime dans sa nudité, au détour de l’Avant-Propos des Beaux-Arts réduits à un même principe de l’abbé Batteux :

C’est ce qui fait la matière d’une seconde partie, où l’on prouve que le bon goût dans les arts est absolument conforme aux idées établies dans la première partie ; et que les règles du goût ne sont que des conséquences du principe de l’imitation : car si les arts sont essentiellement imitateurs de la belle nature, il s’ensuit que le goût de la belle nature doit être essentiellement le bon goût dans les arts.(5)

Batteux écrit règles où nous préférerions sans doute normes ; leur unité se rassemble en un principe (d’où le titre de l’ouvrage, qui fait discrètement signe vers la physique de Newton), c’est-à-dire l’imitation de la belle nature, laquelle enveloppe à la fois l’idée d’un rayonnement exemplaire de la nature et l’idée d’un labeur de sa purification sélective et différenciée. Ces normes de la production des œuvres se transportent et se maintiennent en normes de leur réception, sans aucune discontinuité (le goût est aussi bien de l’artiste que du spectateur). On a ici l’articulation la plus simple entre normes objectives et normes réceptives et l’efficience normative indiscutée de la nature entendue comme Création. Cette panoplie normative ne forme plus pour nous qu’un bouquet de conventions fanées, d’où toute nécessité aura disparue. Et nous sommes tout pleins de condescendance pour cet abbé qui ne sait ce qu’il fait vraiment et n’est pas au fait de ce qu’il croit faire : mais en quoi notre caractère assez désabusé et revenu de toutes les normes, supposément lucide quant à la nécessité des conventions et ouvert en principe à toutes, relèverait-il moins de la contingence historique et de l’état provisoire des choses ? D’où savons-nous notre position comme nécessairement meilleure ? Est-il enfin possible qu’il y ait nécessairement de la norme dans l’art, et des normes plutôt que des règles, quoique toutes les normes soient presque également recevables comme en une nuit où toutes les vaches sont grises ?

 


(1) Car le lexique demeure flottant : Durkheim distingue, en une suite plus ou moins  fidèle de Kant, règles techniques et règles morales, ces dernières constituant plutôt des normes sociales. Dans un article (p. 49-60) utile et éclairant, tiré de L’art et les normes sociales au XVIIIe siècle (Gaehtgens, Michel, Rabreau, Schieder, Paris 2004) Etienne Jollet interroge la pondération ou bien comme norme technique, norme plutôt que règle qu’on aurait pu avoir, ou bien comme norme sociale.

(2) Nous citons l’édition de 1684, par Claude Perrault (rééd. Mardaga, Paris, 1979), livre IX, chapitre III, p. 271.

(3) Op. cit. , p. 272.

(4) Selon le titre de l’ouvrage de Jacques Bouveresse. Il va sans dire qu’une réflexion, par exemple à partir des §§ 185-242 de la première partie des Recherches philosophiques, de Wittgenstein, sera ici prometteuse.

(5) Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris, 1749, p. XI – XII.

Affiche
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Argumentaire
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